Réflexions du Y des femmes de Montréal sur le projet de loi no 21, Loi sur la laïcité de l’État
Déposées auprès de la Commission des institutions et du ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion du Québec. – 14 mai 2019
Réflexions
En conformité avec ses valeurs de respect, non-violence, inclusion, équité, intégrité et solidarité, en toute cohérence avec ses convictions et ses actions pour promouvoir l’inclusion, l’égalité et la non-violence envers les femmes 1 et les filles et en se basant sur les expériences et témoignages accumulés auprès des femmes et des filles qu’il accompagne, le Y des femmes de Montréal tient à exprimer les réflexions suivantes au sujet du projet de loi no 21, Loi sur la laïcité de l’État 2. Nos réflexions sur le présent projet de loi se basent sur une approche intersectionnelle et différenciée selon les sexes.
La laïcité
Au Y des femmes de Montréal, nous pratiquons une laïcité d’ouverture depuis le début des années 1960, année où l’organisme est devenu ouvert à toutes les femmes, peu importe leur religion, statut civil ou autre.
Le Y des femmes de Montréal salue la notion de laïcité de l’État. Il nous apparaît juste que les lois, règlements ainsi que le fonctionnement de l’État québécois soient religieusement neutres, absents de prosélytisme ou de toute forme de discrimination sur une base religieuse.
Nous saluons cette notion car du point de vue d’une analyse intersectionnelle différenciée selon les sexes, la plupart des religions proposent une vision bien peu égalitaire envers les femmes.
Visage découvert
Le principe de donner des services et de les recevoir (dans la mesure du possible) à visage découvert pour fins d’identification et de sécurité, est une recommandation que nous appliquons à nos propres services. Le fait de pouvoir voir le visage de l’autre personne permet d’établir une meilleure communication, une meilleure compréhension, une meilleure collaboration et un meilleur accompagnement.
Signe religieux
Au sujet du port des signes religieux le Y des femmes tient à soumettre les réflexions suivantes :
- Nous croyons que l’affirmation de la laïcité de l’État n’a aucun lien avec le port ou non de signes religieux de la part des individus. L’absence de signe religieux chez une personne ne garantit pas sa neutralité, tout comme le fait de porter un voile n’est absolument pas synonyme de prosélytisme.
- Cette interdiction touche majoritairement les immigrants et vise surtout les femmes portant le voile. Ce sont elles qui sont spécifiquement visées par cette interdiction; personne n’a jamais levé de bouclier contre la kippa ou le col romain. C’est le voile des femmes qui cause problème. Les déclarations et les exemples donnés par les représentants du gouvernement en font foi « Moi, je pense qu’un enseignant 3 qui est avec un enfant de 5, 6, 7 ans est en position d’autorité et doit montrer une neutralité. […]. Les enseignantes font souvent figure de modèles pour les « p’tites filles » ». 4
- Les milieux professionnels visés par la loi ont déjà des règles claires quant à la neutralité et au devoir de réserve que doivent exercer les individus dans l’exercice de leurs fonctions, que ce soit dans leur code de déontologie ou dans la Loi sur la fonction publique par exemple. Il n’y a aucun besoin d’ajouter quoi que ce soit.
- Pour appuyer le projet de loi, plusieurs se servent de l’argument selon lequel le port du voile est une inégalité imposée à des fins religieuses envers les femmes,. L’imposition de ne pas porter un signe religieux n’est pas plus égalitaire. Il s’agit, une fois de plus, d’une imposition faite aux femmes, émanant, dans ce cas, de l’État.
Nous considérons que la question des inégalités religieuses envers les femmes est un tout autre sujet qui devrait être débattu au sein de l’univers religieux. - Avec ce projet de loi, le gouvernement vient ajouter à cette inégalité religieuse en discriminant davantage les femmes qui portent le voile. Nous nous opposons à cette discrimination de la part de l’État. Cette interdiction de porter des signes religieux envoie un message officiel que ces femmes ne sont pas dignes d’exercer certaines fonctions au sein de l’État.
Nous recevons régulièrement, au sein de nos différents programmes, des témoignages de femmes portant le voile qui nous confient à quel point elles sont déjà victimes d’intimidation et d’exclusion. Lors des projets de loi 60 et 62, ou lors d’incidents de violences religieuses malheureusement de plus en plus fréquents et hautement médiatisés, elles nous confiaient qu’elles voyaient une recrudescence - L’interdiction de porter un signe religieux place les femmes voilées entre l’arbre et l’écorce, entre les exigences de l’État, le développement de leur carrière professionnelle et la manifestation de leur foi, leur identité, leur entourage même. On les force à choisir entre une laïcité individuelle imposée ou leur carrière. Ce n’est pas un choix anodin contrairement à ce que les tenants du projet de loi laissent entendre quand ils affirment que ces femmes n’auront qu’à enlever leur voile de 9 à 5. L’État n’a pas à imposer ce choix aux femmes.
- Le milieu de l’enseignement primaire et secondaire, spécifiquement touché par le projet de loi, est très majoritairement féminin. Tout comme le milieu du droit qui se féminise rapidement (plus de 64% des avocats accueillis au barreau ces dernières années sont des femmes). Les étudiantes en droit ou en pédagogie et qui portent le voile se trouvent tout d’un coup face à la décision de devoir renoncer à une composante essentielle pour elles de leur identité ou de changer de carrière.
- La clause permettant aux personnes déjà en poste de conserver leurs signes religieux équivaut, dans les faits, à de l’immobilisme professionnel pour les femmes portant le voile. Elles seront dans l’impossibilité d’accéder à des fonctions autres si elles conservent leur signe religieux. Elles font même face à une immobilité résidentielle car si elles déménagent – pour aller en région par exemple – elles devront changer de carrière ou renoncer à porter le voile.
- Dans une optique plus vaste, le Y des femmes de Montréal croit que la sensibilisation et la prévention en amont permettent de transformer durablement une société. L’école est un outil privilégié pour ce faire. Nous considérons que s’il y a un milieu qui doit refléter la société et son évolution, c’est bien l’école. C’est à l’école que nous voulons former les jeunes qui bâtiront la société de demain. C’est à l’école que nous devons construire une société ouverte, inclusive et respectueuse, c’est à l’école que nous devons former des individus curieuses et curieux d’apprendre, capables d’apprécier la richesse qu’apporte la différence, ayant envie de connaître l’autre et de bâtir un vivre ensemble harmonieux.
- Nous croyons que ce projet de loi envoie un message négatif aux personnes immigrantes (sur le territoire ou souhaitant immigrer). Un message indiquant que l’État considère officiellement qu’il y a deux catégories de citoyennes et de citoyens : ceux et celles qui ne présentent aucun signe extérieur de leur foi et qui seront libres d’exercer la profession de leur choix et… les autres, non admissibles à certaines fonctions au sein de l’État parce que l’exercice de leur religion entraîne le port de signes religieux visibles. Ce message est directement à l’encontre de ce qui est présenté aux personnes souhaitant immigrer au Québec quand on leur présente une société accueillante, sécuritaire, respectueuse des droits et libertés, incluant le libre exercice de la religion.
- Nous considérons qu’avec l’interdiction du port de signes religieux telle que prévue dans le projet de loi no 21, Loi sur la laïcité de l’État, le gouvernement ne respecte pas la Stratégie gouvernementale pour l’égalité entre les femmes et les hommes vers 2021 et qu’il n’applique pas les principes de l’analyse intersectionnelle différenciée selon les sexes car cette mesure affecte les femmes de manière disproportionnée.
Souhaits et recommandations
Le Y des femmes de Montréal souhaite et recommande :
- que le gouvernement, en cette époque de divisions et de manifestations violentes croissantes envers les différences culturelles et religieuses, joue un rôle de leadership novateur en matière de laïcité et mette de l’avant un concept de laïcité ouverte, contribue à créer un tissu social égalitaire et inclusif et donne l’exemple à cet égard;
- que l’affirmation de la laïcité de l’État manifeste clairement que les institutions, les règlements, les lois et les procédures de l’État sont laïques sans exiger ni imposer que les individus – trop souvent des femmes – le soient;
- que l’affirmation de la laïcité de l’État, ne soit pas fondée sur le rejet de l’autre (surtout des femmes) en fonction de signes religieux extérieurs;
- que l’affirmation de la laïcité de l’État ne cède pas à la peur de l’autre ne se fasse pas au détriment de la diversité ethnoculturelle croissante de notre société;
- que l’affirmation de la laïcité de l’État ne fasse pas de l’État un agent discriminateur envers ses propres citoyennes;
- que la laïcité de l’État soit une laïcité qui ne favorise ni ne discrimine aucune religion plus qu’une autre, ce qui est malheureusement le cas par le biais de l’interdiction du port de signes religieux car toutes les religions n’ont pas les mêmes signes extérieurs;
- que l’affirmation de la laïcité de l’État garantisse des chances égales à toutes et à tous, car il s’agit là d’un devoir fondamental de l’État;
Conclusion
La diversité ethnoculturelle est un fait et une promesse de marque du Québec face à la communauté internationale. C’est aussi une immense richesse collective, comme en fait foi cette citation tirée du site web du ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion : « Le Québec reconnaît et valorise sa diversité ethnoculturelle; ce qui est à son avantage, puisqu’il est admis que la reconnaissance de la diversité, la tolérance et la confiance sont des facteurs de prospérité nationale. »
Remplissons cette promesse… en incluant toutes les femmes. 5
Notes
1 Femme ou fille fait référence à toute personne s’identifiant comme telle.
2 Nous aimerions porter à l’attention du législateur que le texte de loi mériterait d’être rédigé dans un langage épicène.
3 Nous tenons à rappeler que 87,5% du personnel enseignant au secteur primaire est constitué de femmes.
4 Déclaration du Premier Ministre du Québec en avril dernier.
5 Le Y des femmes sera heureux de collaborer avec le ministère à cet effet.